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Quand les déchets agricoles deviennent matières premières : une opportunité économique et écologique pour la Corse ?


Jeanne Leboulleux-Leonardi le Vendredi 26 Janvier 2024 à 15:18

Jeudi 25 janvier, la direction départementale de l'Emploi, du Travail, des Solidarités et de la Protection des Populations DDETSPP et la Chambre d’agriculture de Haute-Corse organisaient, avec les différentes chambres consulaires, un séminaire de réflexion sur la valorisation des déchets agricoles. Des témoignages de grande qualité ont débouché sur la constitution d’un groupe de travail destiné à imaginer et mettre en œuvre en Corse, des actions concrètes inspirées des expériences dans ce domaine présentées au cours de la rencontre. Un enjeu stratégique pour notre île.



Séminaire de réflexion sur la valorisation des déchets agricoles à la chambre d'agriculture de la Haute-Corse
Séminaire de réflexion sur la valorisation des déchets agricoles à la chambre d'agriculture de la Haute-Corse
Se saisir des grands thèmes actuels liés à l’environnement Ce jeudi matin, techniciens agricoles, agriculteurs, transformateurs, grossistes étaient venus nombreux à la Casa di l'Agricultura Corsa de U Vescuvatu pour participer à une rencontre sur la valorisation des déchets. L’idée en avait germé il y a un an, à l’occasion d’un précédent séminaire sur le même thème dans le secteur du tourisme et du BTP. Joseph Colombani avait alors pris la parole pour exprimer sa frustration : la thématique avait en effet également toute sa place dans le domaine agricole ! « On a répondu favorablement à cette sollicitation en mettant en place avec la Chambre d’agriculture, un groupe de travail, réunissant les chambres consulaires, la DRAFF, la DREETS de Corse… pour organiser cette manifestation », explique Marie-Françoise Baldacci, Directrice de la DDETSPP et cheville ouvrière de l’événement.


La date retenue relevait du hasard. Mais jeudi, la démarche a pris encore plus de sens : « Il y a une double opportunité à faire ce séminaire, lançait en introduction le Président de la Chambre d’agriculture de Haute-Corse Joseph Colombani, après avoir demandé une minute de silence en mémoire des deux personnes décédées au cours des manifestations de ces derniers jours. Il se tient au moment où partout en Europe, les agriculteurs s’agitent pour avoir une nouvelle réflexion, pour obtenir une remise à plat de la PAC, pour voir quel avenir commun il peut y avoir pour l’agriculture et les agriculteurs européens : un avenir non pas seulement fonction de la capture de subventions, mais réfléchi dans une démarche de production ! Et toujours dans le cadre de cette remise à plat dans un cadre macro-économique, il se tient également au moment où les discussions sont en cours entre Paris et la Corse sur le processus d’autonomie. On peut avoir, cette fois, une vision plus spécifique de ce qu’on peut faire en termes de développement agricole en Corse ».

Ce développement, comment l’imaginer sans prendre en compte les grands enjeux de société actuels ? « L’agriculture est un secteur moderne, qui veut aller de l’avant, qui veut répondre aux attentes d’aujourd’hui et s’emparer des grands thèmes comme la valorisation des déchets et l’économie circulaire ! ». Il n’est que temps de changer l’image que le grand public a souvent d’elle, de l’inscrire à la fois dans le cadre général européen et national, et dans le cadre régional.


Allier préservation de l’environnement et logique économique
Répondre à l’aspiration de notre société à un environnement préservé, n’est pas incompatible avec une saine logique économique. Les témoignages présentés ont montré combien la valorisation des déchets dans les secteurs agricole et agroalimentaire pouvait générer des créations d’emplois. C’était d’ailleurs l’intitulé de la première table ronde qui mettait en évidence les enjeux économiques de cette activité – enjeux soulignés en préalable par Jean-Dominique Susini, vice-président de la Chambre des métiers et de l’artisanat de Corse, ainsi que par Olivier Valery, vice-président de la Chambre de commerce et d’industrie.
 
Un vrai complexe de valorisation de déchets, en Bretagne
Soulignant le fait qu’il faudrait arrêter de parler de “déchets”, Patrick Drillet, ancien Président de la grande coopérative bretonne Cooperl, a présenté la structure dont il est administrateur. Elle regroupe 3000 éleveurs adhérents et comprend 30 sites industriels. Un développement fulgurant qui a comme point de départ la directive “nitrate” sortie dans les années quatre-vingt-dix, directive qui, en limitant les possibilités d’épandage des lisiers, condamnait à terme 30 % des éleveurs bretons. « Nous avons mené une réflexion et, deux ans plus tard, nous avions réalisé 70 stations de traitement de lisier… qui ont sauvé les agriculteurs. En trois ans, on a pris un savoir-faire exceptionnel, au point de devenir plus performant que les stations d’épuration des villes ». Si bien qu’aujourd’hui, la Cooperl vend ce savoir-faire partout dans le monde : les Chinois eux-mêmes, chez qui la coopérative s’est également installée, se montrent intéressés. Car 35 % de sa production est exportée.
Petit à petit, la structure a élargi son activité de recyclage, en l’adaptant en fonction du marché. Elle capte les matières organiques partout où cela est possible, y compris dans les villes, les abattoirs, les cantines… allant chercher tout ce qui a de la valeur dans cette filière. Ainsi, tout en contribuant fortement à la réduction des gaz à effet de serre, elle fabrique non seulement des fertilisants organiques haut-de-gamme – Moët et Chandon est un client – mais également du carburant, de l’alimentation pour les poissons, du carburant vert… et jusqu’à de l’eau : « Cela fait dix ans qu’on se bat pour le faire valider ! ». Car si d’autres pays comme Israël, mais aussi plus près de nous, l’Espagne, utilisent de l’eau recyclée, l’administration française rechigne à admettre le procédé, même pour des utilisations industrielles. On dispose pourtant des technologies permettant d’obtenir une eau plus pure que celle qui coule de notre robinet !
 

Quand les déchets agricoles deviennent matières premières : une opportunité économique et écologique pour la Corse ?
Du bio-carburant à la précieuse héparine…
Les engrais de la Cooperl vont nourrir les greens d’Arabie Saoudite et les cultures d’ananas bio d’Amérique centrale… Un méthaniseur alimenté par 120 éleveurs assure le chauffage de plus de la moitié des habitants de Lamballe. Quant à l’économie circulaire, elle n’a plus de secret pour la coopérative : un incinérateur alimenté à 100 % par les déchets des adhérents fournit la chaleur nécessaire pour cuire les jambons et les pâtés : l’énergie passe en boucle trois fois dans les tuyaux, pour trois types de cuisson différents, avant de rejoindre l’usine de pomme de terre voisine, quand la température n’est plus suffisante pour les viandes. Le dispositif assure également l’eau chaude de la ville de Lamballe.
Plus inattendu enfin, la production d’héparine, extraite de la viande de porc – une substance qui sert en parapharmacie mais qui n’est pas produite ailleurs en France – ou bien des colorants pour la marque Haribo. Au total, la Cooperl compte aujourd’hui 600 métiers différents… et 7700 salariés.
 
Faciliter le passage à l’agriculture bio
Représentant de l’Association nationale des exploitants méthaniseurs qui compte aujourd’hui 550 adhérents, Mathieu Laurent – un agriculteur également gérant du site Methavair, dans les Vosges –, confirme la logique vertueuse du système : parti d’une activité initiale de compostage, en 1994, Methavair a évolué avec l’idée à la fois de créer de l’énergie et de mieux valoriser les produits du compostage. « Grâce à la méthanisation, nous avons pu passer en bio. Et avec cette technique, on produit autant qu’avant, et même mieux ! Une partie du digestat, un engrais excellent, est envoyé chez les agriculteurs voisins. Eux aussi ont pu passer au bio ». En complément, la structure se fournit auprès des hôpitaux, des industries agroalimentaires, des grandes surfaces et des cantines… jusqu’au sables de voierie dont elle extrait la matière organique, et qu’elle revend en fonction du calibre (sable et cailloux).  Le potentiel est énorme ! Elle donne des conseils pour réduire le gaspillage alimentaire et facilite le tri en mettant le matériel à disposition : « Sinon, c’est mal fait… ». Autant de déchets qui trouvent une seconde vie au lieu de finir dans un incinérateur. Enfin, elle aussi fabrique du bio-carburant. « Tout cela nous a permis de diversifier les activités et d’améliorer les pratiques », conclut Mathieu Laurent. Vingt-deux emplois ont été créés.
A Toulouse, Sébastien Henry de Green Spot Technologies, n’est pas agriculteur : sa start-up  produit de nouveaux ingrédients à valeur ajoutée à partir de déchets agricoles et agroalimentaires – drèches de tomate, pomme et brasserie. Ces poudres trouvent différentes applications dans l’industrie.
 
Des réalisations aussi en Corse…
En Corse aussi, la réflexion avance et les premières réalisations voient le jour. Avec, par exemple, L’Atelier Corse Fruits et Légumes qui produit des jus avec les fruits qui ne sont pas adaptés à la vente. Avec le projet Vaccaghja Energia, également, qui rassemble aujourd’hui douze éleveurs autour d’un atelier de finition de veaux doublé d’un méthaniseur, dans un cercle vertueux qui contribuera à la structuration de la filière, permettra à des agriculteurs de percevoir des revenus décents et au consommateur d’acheter de la viande à un prix correct.
En complément, une seconde table ronde, réunissant les acteurs institutionnels, a esquissé des pistes en matière de financement et d’ingenierie de projet.

Se retrouver autour d’une table pour aller plus loin…
En ouverture, Joseph Colombani avait donné le ton : « Est-ce que ce séminaire va servir à quelque chose ?... Il faudrait le rendre vraiment concret, pour qu’il y ait un après… ». François-Antoine Gandolfi, conscient des enjeux, soulignait la difficulté des différents acteurs à communiquer : « Il faudrait se mettre autour d’une table pour discuter, sans oublier l’amont, le centre et l’aval ! ».
Chiche ? A l’issue de la rencontre, la Directrice de la DDETSPP et le Président de la Chambre d’agriculture prenait la décision de créer un groupe de travail « pour poser les modalités d’une concertation élargie afin de répondre aux problématiques et interrogations qui ont été soulignées », précisait Marie-Françoise Baldacci.
Cela, afin peut-être que, comme le notait le préfet de Haute-Corse Michel Prosic, « la question des déchets ne soit pas une polémique, mais une réelle opportunité ». Une opportunité que les Corses auraient tort de ne pas saisir